Le déclin de la France ?
Mars 2004
Au
deuxième semestre de l’année 2003, un débat nourri s’est ouvert en France sur
la question du déclin du pays, et il n’est sans doute pas terminé. De nombreux
analystes, et une partie notable du corps politique, y ont participé.
L’importance
et la vivacité des échanges et des prises de positions témoignent au moins du
fait que la question méritait d’être posée et qu’elle a éveillé des perceptions
qui étaient jusque là sous-jacentes et peu exprimées.
Nicolas
Baverez, qui a lancé le débat dans un article pour le revue Commentaire et dans
un livre « La France qui tombe », décrit l’histoire de la France aux
19ème et 20ème siècles comme une succession de phases de
décadence et de redressement, cette alternance étant plus marquée que dans
d’autres pays développés. La dernière phase de décadence a commencé au milieu
de la décennie 1970, après les Trente Glorieuses. La France est citée comme le
seul grand pays développé n’ayant pas surmonté la crise économique issue des
chocs pétroliers, « à cause de la rémanence du capitalisme d’Etat et
de l’économie administrée ». L’immobilisme des structures françaises a
entretenu, contrairement aux autres pays, l’idéologie révolutionnaire et la
poussée des extrémismes.
Les
facteurs qui ont conduit de la crise au déclin sont d’une part des institutions
politiques débilitantes, d’autre part le déclassement économique. Sur le
premier point, Nicolas Baverez pointe l’incapacité à choisir entre régime
présidentiel et régime parlementaire et les dérives cohabitationnistes, une
décentralisation confuse, coûteuse et inachevée, et une insuffisance de l’Etat
de droit.
Comme
l’Institut France Stratégie, il fustige la multiplication anarchique des
révisions constitutionnelles de circonstance, alors que les vrais problèmes
comme la nature du régime sont laissés de côté. Il condamne la prochaine
« constitutionnalisation d’une fumeuse charte de l’environnement, principe
de précaution en tête, qui confère, dans la continuité de la référence à la
parité, une valeur juridique suprême à des notions confuses, relatives et
négatrices des principes républicains, affaiblissant la cohérence du bloc de
constitutionnalité qui fonde les libertés publiques ».
Les
prises de position des analystes peuvent être rangées en plusieurs grandes
catégories, certaines pouvant d’ailleurs relever de plusieurs catégories :
1) Celles
qui affirment que la France n’est pas en déclin, tout au plus peut-être en
crise, crise que les institutions et le corps politique sont capables de
surmonter
2) Celles
qui affirment que la situation française est encore plus noire que celle
décrite par Nicolas Baverez, ou qui partagent grosso modo le diagnostic de
Nicolas Baverez mais estiment que le déclin n’est pas corrigible, en tous cas
par les moyens qu’il suggère
3) Celles
qui voient d’autres dimensions au déclin que celles soulignées par Nicolas
Baverez
4) Celles
qui partagent grosso modo le diagnostic de Nicolas Baverez mais estiment que le
déclin pourra être enrayé plus facilement que suggéré par l’auteur
Parmi
les prises de position les plus marquantes allant dans le sens d’un caractère
plus grave ou plus désespéré du déclin, citons celles d’Alain Besançon et
Philippe Raynaud dans la revue Commentaire.
Alain
Besançon considère que le diagnostic est en réalité plus noir. Il met en
exergue le rôle de la peur, inavouable, pour expliquer l’hésitation des
gouvernants à entreprendre des réformes dans le pays.
Il
recense dans l’histoire récente de la France quatre occasions où l’Etat a
retranché une partie de ses sujets de la communauté politique :
– La
spoliation et l’exil des protestants après 1685,
– La
spoliation et l’exil des « émigrés » de la Révolution,
– La
spoliation et l’exil des congrégations religieuses en conséquence des lois
anticléricales de la République radicale,
– La
spoliation et l’exclusion des Juifs conformément aux décrets de 1940.
Il
note qu’à chaque fois « on commence à rendre la vie impossible au groupe
désigné, on le force au départ ou à la clandestinité, on lui confisque ses
biens. Chaque fois il s’est trouvé des juges pour mettre en forme ces décisions
et une administration pour les appliquer dans la dernière exactitude ».
On
peut ajouter à ce constat qu’à chaque fois ont été visés, au moins dans une certaine
mesure, des membres de ce qu’il faut bien appeler l’élite économique du pays,
et que ces actes ont contribué à l’affaiblissement économique du pays et à
l’amoindrissement de sa puissance.
Et
on peut suggérer d’ajouter une cinquième vague de spoliation, d’exclusion et
d’émigration forcée, à fort dommage économique, avec l’institution de l’impôt
sur les grandes fortunes en 1982 et sa pérennisation sous l’appellation d’impôt
de solidarité sur la fortune.
Alain
Besançon voit l’origine de la dangerosité politique de la France précisément
« dans le mouvement sans-culotte, sectionnaire, jacobin extrême qui
s’est emparé de Paris en 1792… Ce noyau se dilate et se contracte, sans rallier
la sympathie active d’au moins un dixième du corps politique français… Il donne
son ethos barricadier au maigre syndicalisme français ».
Philippe
Raynaud est troublé par le fait que Nicolas Baverez fait porter la
responsabilité d’une situation effectivement grave sur les seuls
gouvernants : « A lire le diagnostic si bien argumenté de Nicolas
Baverez, on serait porté à lui faire confiance et à souhaiter qu’un Prince
éclairé mette en œuvre son programme…. On peut se demander pourquoi un peuple
si soucieux du bien public donne systématiquement ses suffrages à de mauvais
bergers. »
Il
estime que l’appel à la réforme ne peut être entendu sans un appel au
patriotisme des Français, qui est aujourd’hui en crise profonde, « que
dissimule mal la permanence de la vanité nationale ». Pour que la réforme
soit possible, elle doit avoir une légitimité démocratique, ce qui suppose
qu’elle soit acceptée, à défaut d’être prise en charge, par une gauche
idéologiquement hégémonique même si elle est politiquement minoritaire.
La
différence entre la notion de crise et la notion de déclin est relativement
facile à appréhender. La crise est une situation momentanément défavorable,
dont on rebondit pour retrouver un niveau au moins équivalent à celui qui
prévalait avant la crise, et même supérieur.
Le
déclin correspond à une dégradation inexorable d’une situation, sur longue
période. La longue période va par exemple de deux à trois décennies (une
génération) à plusieurs siècles. Le déclin peut être absolu – sur le plan
économique une diminution du pouvoir d’achat par exemple – ou relatif – sur le
plan économique une augmentation du pouvoir d’achat inférieure à ce que
d’autres connaissent, ou inférieure à ce qu’elle a pu être à d’autres époques,
voire inférieure à ce qu’il était normalement possible d’espérer -.
L’opinion
de l’Institut France Stratégie est que la France se trouve bien en situation de
déclin économique relatif depuis vingt-cinq ans environ. Sur ce plan, le
retournement ne s’est pas enclenché à partir des élections de 2002,
« séisme politique » selon Nicolas Baverez.
L’affaiblissement
économique entraîne immanquablement un affaiblissement sur le plan militaire,
diplomatique, et sur celui du rayonnement culturel. Mais la situation dans ces
domaines est parfois plus grave, compte tenu de l’influence de facteurs
propres, parfois plus nuancée.
Une raison essentielle
au déclin économique est l’évolution du taux d’emploi, rapport entre le nombre
de personnes qui travaillent et l’effectif des classes d’âge susceptibles de
travailler : il est passé en France de 66 % en 1970 à 60,9 % en
2000, alors qu’il a monté de 61,9 % en 1970 à 74,4 % en 2000 pour les
Etats-Unis.
La durée du travail a
également fortement chuté en France, de 1806 heures en 1979 à 1532 heures en
2001, alors qu’elle est restée pratiquement stable aux Etats-Unis.
Sur le long terme, la
croissance économique et un niveau élevé de production de richesse et de
pouvoir d’achat dépendent du travail, du capital et de la productivité,
elle-même fortement influencée par la capacité de produire et d’assimiler de
nouvelles technologies.
La mesure dans ce
domaine est nécessairement plus qualitative mais l’image concernant la France
n’est pas flatteuse. Le pays est à la traîne notamment pour la pénétration des
nouvelles technologies, comme le souligne Gilles Saint-Paul dans la revue
Commentaire : dans une enquête portant sur les pays de l’OCDE, la France
se classe au 19è rang sur 29 pour le nombre de sites Internet, 15è/30 pour la
pénétration du haut débit, 17è/20 pour le taux d’équipement des ménages en
microordinateurs, 9è/12 pour l’utilisation d’Internet, 11è/12 pour l’accès à
Internet, 21è/26 pour les abonnements à Internet.
La France occupe en 1997
comme en 1981 le septième rang mondial pour le montant des dépenses consacrées
à la recherche-développement, mais seulement le treizième rang pour les brevets
déposés par les résidents, « ce qui suggère que ces dépenses sont
nettement moins productives qu’ailleurs ».
Les rigidités du marché
du travail sont responsables d’une partie du chômage et d’une mobilisation
insuffisante du travail, mais elles peuvent aussi être à l’origine de
l’insuffisante diffusion des technologies et de l’insuffisante progression de
la productivité. « Dans la mesure où la réallocation de la main-d’œuvre
vers les nouveaux secteurs est freinée, la croissance de ces secteurs est
ralentie, et le niveau technologique de long terme s’en ressent… On préférera
produire des biens arrivés à maturité plutôt que des biens récemment inventés
et dont les perspectives ne sont pas assurées. La structure de l’innovation
s’en ressentira également : on préférera améliorer les biens et procédés
existants plutôt que d’en introduire de nouveaux. »
La France présente la
caractéristique particulière d’être un pays où le poids de l’Etat a fortement
augmenté au cours des deux dernières décennies pour atteindre un niveau
particulièrement élevé. Des dépenses publiques importantes ne sont pas toujours
un mal en soi, pour la productivité et le niveau de vie, si elles sont très
efficaces. Il y a de fortes raisons d’en douter dans le cas français. Par
exemple, si les dépenses d’éducation en pourcentage du PIB se situent au
sixième rang des pays de l’OCDE, la France s’est classée vingtième en
mathématiques et vingt-huitième en sciences au Third International
Mathematics and Science Study en 1995, très au-dessous de la moyenne de
l’OCDE.
Gilles Saint-Paul note
enfin que le niveau très élevé des dépenses publiques, et en particulier des
dépenses sociales, n’a pas pour contrepartie des bénéfices manifestes sur le
plan social : dans le domaine de la sécurité, de la pauvreté, du bien-être
tel qu’il peut être apprécié par le taux de suicide et son évolution.
Peut-on et comment
sortir du déclin ? La théorie de l’homme providentiel a trouvé à
s’appliquer dans plusieurs occasions. On peut comme Nicolas Baverez considérer
que de Gaulle a été l’homme providentiel pour la France de 1958. Très
certainement, Margaret Thatcher a été la femme providentielle pour le
Royaume-Uni des années quatre-vingts.
Compter sur l’homme
providentiel est toutefois s’en remettre à la providence, car il n’est pas
évident de discerner les facteurs et les circonstances qui le font émerger. Par
ailleurs, on peut estimer qu’une société de plus en plus éduquée (si l’on
accepte ce prémisse pour la société française, au-delà de l’augmentation
quantitative du volume d’enseignements suivis en moyenne par ses citoyens) soit
de plus en plus réticente à s’en remettre à l’action d’un homme pour la
replacer sur une trajectoire positive.
La France dispose bien,
comme des participants au débat et Nicolas Baverez lui-même l’ont exprimé,
d’atouts, notamment sous la forme d’entreprises performantes et remarquablement
adaptables (quoique de moins en moins territorialisées) et d’une société civile
ouverte et dynamique. Le salut peut-il venir de ces deux corps ? Rien
n’est moins sûr, car si les entreprises et la société civile peuvent exercer
une influence et faire progresser l’opinion sur le terrain des idées,
lentement, elles ne disposent pas du pouvoir de décision.
Extraits du Cahier n°22
de l’Institut France Stratégie